Comprendre l’Arrêt de la CCJA rendu en son audience publique du 11 juillet 2024

La question de l’arbitrabilité des litiges qu’on croyait définitivement résolue dans le droit de l’arbitrage est-elle finalement devenue une arlésienne si tant est que les juridictions continuent de remettre le débat sur la table de la discussion juridique ? En témoigne le  récent Arrêt N°220/2024 du 11 juillet 2024  rendu par la Cour commune de justice et d’arbitrage en son audience publique. En fait, il s’agit d’une affaire qui n’a cessé de défrayer la chronique au regard des enjeux en présence et des questionnements juridiques soulevés. Un différend est survenu entre les actionnaires de la SOCIÉTÉ VIETTEL GLOBAL INVESTMENT qui avait conclu un pacte d’actionnaires avec BESTINVER Cameroun pour la création de la SARL VIETELL Cameroun, devenue NEXTELL SA. Considérant que ce pacte d’actionnaires n’a pas respecté la législation camerounaise et OHADA sur le fonctionnement et l’étendue des pouvoirs dirigeants sociaux de la société NEXTELL SA, BESTINVER Cameroun a assigné VIETTEL GLOBAL INVESTMENT en annulation de certaines dispositions des statuts devant le tribunal de grande instance du Wouri qui s’est déclaré incompétent en raison d’une clause compromissoire qui renvoyait les parties à l’arbitrage du Centre international d’arbitrage de Singapour. Insatisfaite, la société BESTINVER a saisi la Cour d’appel du Littoral qui a rendu un Arrêt infirmatif en soutenant que les litiges entre actionnaires d’une société anonyme, ou certains d’entre eux, ne sont pas arbitrables et par conséquent a déclaré nulle la clause compromissoire. VIETTEL GLOBAL INVESTMENT a alors exercé la pourvoir devant la CCJA.

Il se posait dans cette affaire le problème de l’arbitrabilité des litiges entre actionnaires d’une société anonyme. Les litiges nés entre les actionnaires d’une société anonyme peuvent-ils faire l’objet de l’arbitrage ?

Sur la question, la CCJA a confirmé le jugement n° 256/COM du 20 juin 2019 dans lequel le juge du tribunal de grande instance du Wouri se déclarait incompétent en renvoyant les parties à l’arbitrage. Il est alors clair que les litiges entre les actionnaires d’une société anonyme sont des litiges arbitrables et la HAUTE COUR s’appuie sur deux Arguments : la légalité de l’arbitrabilité du litige et la validité de la clause compromissoire.

  1. La légalité de l’arbitrabilité du litige

L’arbitrabilité d’un litige est la capacité pour ce litige à être tranché par la voie de l’arbitrage. L’arbitrage étant entendu comme un mode alternatif de règlement alternatif de différend par lequel les parties confient leur litige à un tiers qui doit trancher en vertu de sa mission juridictionnelle. On distingue deux types d’arbitrabililté : l’arbitrabilité subjective et l’arbitrabilité objective.

L’arbitrabilité subjective concerne la capacité pour une personne à être partie à une convention d’arbitrage. La question, qui est déjà résolue, s’était  beaucoup plus posée en ce qui concerne les personnes morales de droit public. En effet, il ne fait plus de doute que l’Etat et les autres personnes morales de droit public peuvent être partie à l’arbitrage. C’est donc au niveau de l’arbitrabilité objective que le problème se pose avec plus d’acuité comme témoigne l’Arrêt de la CCJA objet de notre commentaire.

L’arbitrabilité objective renvoie au différend qui peut être soumis à l’arbitrage.  Si le différend n’est pas arbitrable, le tribunal arbitral est limité dans sa compétence et la demande doit plutôt être soumise aux tribunaux nationaux. En termes pratiques, l’arbitrabilité répond à la question de savoir si l’objet d’une demande est ou non réservé à la sphère des tribunaux nationaux, en vertu des dispositions des lois nationales. C’est justement le problème qui s’est posé dans l’affaire opposant la SOCIÉTÉ VIETTEL GLOBAL INVESTMENT à BESTINVER Cameroun. Plus concrètement, malgré la présence d’une clause compromissoire qui obligeait les parties à régler leur différend devant le Centre d’arbitrage de Singapour, BESTINVER a choisi de saisir la juridiction étatique, ici  le Tribunal de grande instance du Wouri, pour l’annulation de plusieurs articles des statuts illégaux selon elle. Cette démarche qui était pour le moins surprenante, surtout en raison de la présence de ladite clause compromissoire ne pouvait pas être accueillie favorablement par les juges d’instance. Pour BESTINVER, le différend entre actionnaires d’une société anonyme ne peut pas être réglé par la voie de l’arbitrage. Ce raisonnement fortuit qui  manquait de base légale n’a pas pu convaincre les juges d’instance qui ont profité pour s’aligner sur la position de la jurisprudence constante et surtout le droit OHADA qui, de façon lapidaire, avait déjà réglé la question. C’est la raison pour laquelle la CCJA  ne pouvait pas suivre la Cour d’appel du littoral dans son raisonnement.

En confirmant le Jugement rendu par le tribunal de grande instance, la CCJA montre que la question de l’arbitrabilité des litiges concernant les actionnaires d’une société anonyme ne doit plus faire l’objet de débats dans l’espace OHADA, si tel est que l’Acte uniforme relatif au Droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique l’a clairement réglée. En effet, en appui à sa décision confirmée par la CCJA, les juges d’instance rappellent la base légale de l’arbitrabilité des litiges entre actionnaires. Si l’article 147 dudit Acte uniforme dispose que « Tout litige entre associés ou entre un ou plusieurs associés et la société relève de la juridiction compétente », l’article148 indique clairement que « ce litige peut également être soumis à l’arbitrage, soit par une clause compromissoire, statutaire ou non, soit par compromis ou à d’autres modes alternatifs de règlement des différends ». Les juges de la Cour d’appel du littoral avaient alors ignoré cette base légale et c’est à juste titre que la CCJA a cassé cet arrêt et a confirmé le jugement du tribunal de grande instance du Wouri.

Cette solution est pleine d’enseignements : la base légale de l’arbitrabilité d’un litige opposant les actionnaires de la société commerciale étant posé par le législateur OHADA lui-même, il n’y’a plus lieu à tergiverser. La matière n’appartient pas à l’ordre public et qui justifierait la compétence des tribunaux nationaux.  Ce sont les droits donc les actionnaires ont la libre disposition.

L’arbitrabilité des litiges opposant les actionnaires d’une société commerciale a bien une base légale. C’est de bon droit que les juges de la HAUTE COUR de l’OHADA ont cassé l’Arrêt de la Cour d’appel du littoral.

  1. La validité de la clause compromissoire

Pour solliciter l’infirmation du jugement du Tribunal de grande instance, la société BESTINVER Cameroun estime que le juge étatique est compétent lorsqu’une procédure arbitrale n’est pas mise en œuvre pour déterminer si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable.  Cet argument de la nullité de la clause compromissoire a, par la suite, été conforté par la Cour d’appel du Littoral. Pour consolider la compétence du juge étatique malgré la présence de la convention d’arbitrage, les juges d’appel ont considéré la clause compromissoire comme nulle en raison du caractère manifestement illicite et contraire au fonctionnement des sociétés anonymes  dans l’espace OHADA et dans la législation  camerounaise de certaines clauses des statuts de la société. Ainsi pour la Cour, la nullité de certaines clauses des statuts devait entraîner la nullité de la clause compromissoire et par conséquent le juge étatique devait être compétent pour connaître l’affaire. Raisonnant de cette façon, la cour d’appel lie le sort de la clause compromissoire à celui des statuts dans lesquels elle est contenue. Cette piste rame à contre-courant d’une règle bien connue dans l’arbitrage et dont les prémisses avaient été posées par l’Arrêt GOSSET de la Cour de cassation française en 1963. Il s’agit  de la règle de l’autonomie de la convention d’arbitrage par rapport au contrat principal dans lequel elle est contenue. Cette autonomie est aujourd’hui consacrée par toutes les législations sur l’arbitrage de sorte qu’on peut y voir un principe général du droit de l’arbitrage.

La HAUTE COUR de l’OHADA a implicitement suivie cette règle en cassant l’Arrêt de la Cour d’appel du littoral. Pour la CCJA, la nullité ou l’inapplicabilité d’une clause d’arbitrage résulte de son caractère pathologique. La validité de la clause compromissoire ne souffrait donc de rien malgré le caractère manifestement nul de certaines dispositions des statuts comme l’invoquait  BESTINVER Cameroun.

En définitive, il faut dire la décision de la Cour d’appel du littoral était pour le moins surprenante et la réaction énergétique de la CCJA vise à préserver ce qu’il y’a de sacré dans l’arbitrage : la protection de la volonté des parties et l’efficacité de la convention d’arbitrage. Ce n’est que de cette façon que l’arbitrage pourra pleinement jouer son rôle dans la promotion des investissements à travers la justice alternative qu’il offre aux investisseurs.

 

Pr. TAMKAM SILATCHOM Guy Armel

Agrégé de droit privé