Dans un communiqué conjoint signé le 14 juillet 2022,  DIAGEO annonçait avoir accepté de vendre GUINNESS CAMEROUN S.A (GCSA), sa brasserie au Cameroun, à CASTEL. Plus concrètement, après la réalisation de la vente, La Société Anonyme des Brasseries du Cameroun (SABC), filiale de Castel, reprendra la production et la distribution nationale des bières, des alcool-mix et des boissons maltées de GCSA au Cameroun dans le cadre d’accords de licences de marque. La raison de cette cession avait été relevée par DAYALAN NAYAGER, Président de DIAGEO AFRICA en ces termes « Au vu des fortes performances de Guinness, ses besoins dépassent les capacités de sa brasserie actuelle de Douala. Grâce à ce nouvel accord, la marque bénéficiera de capacités de production et de distribution accrues. Elle continuera à faire partie de la famille Guinness au niveau mondial grâce à une supervision directe du marketing. Nous souhaitons que cet accord avec Castel permette de libérer encore plus son potentiel, tout en préservant l’inimitable goût Guinness à travers le Cameroun ».

Cette opération de rachat a été vue comme un coup de tonnerre dans le secteur brassicole au Cameroun ; secteur dans lequel les BRASSERIES DU CAMEROUN, aujourd’hui BOISSONS DU CAMEROUN  détenaient déjà environ 75% des parts de marché. L’acquisition des 15 % des parts de marché de GUINNESS CAMEROUN lui octroie désormais environ 90 % des parts de marché, ce qui fait naître un quasi-monopole inédit. En effet, les BRASSSERIES SAMUEL FOYOU (BRASAF) et l’UNION CAMEOUNAISE DES BRASSERIES (UCB) doivent désormais se partager seulement 10% des parts de marché.

Les acteurs du secteur de la concurrence, certains intellectuels et quelques hommes politiques ont fustigé cette opération au motif qu’elle faussera le libre jeu de la concurrence. L’avis des autorités nationales et communautaires de la concurrence était très attendu. Malheureusement, après l’avis favorable donné en 2022 par la Commission Nationale de la Concurrence du Ministère du commerce du Cameroun, la Commission de la CEMAC en charge de la concurrence, à travers son organe technique qu’est le Conseil Communautaire de la Concurrence, a approuvé le 29 mars 2023 l’opération de rachat, permettant ainsi au groupe SABC de conforter son leadership.

Cette position du régulateur de la CEMAC, pour le moins surprenant, est questionnable sur plusieurs de ses points.  L’annonce de UCB de contre-attaquer cette opération devant la justice n’est donc pas surprenant. En effet, dans un communiqué, cette entreprise affirme avoir manifesté son intérêt pour cette acquisition en dénonçant un manque de transparence dans le processus et accuse les autorités communautaires de favoriser le leadership de SABC dans le secteur des boissons au Cameroun. Quelle est donc la pertinence d’un tel recours ? Et quelles sont les chances de succès ?  Pour nous, ce recours est la bienvenue  tant juridiquement qu’économiquement.

  • Un recours juridiquement défendable

D’entrée de jeu, il est important de souligner que cette opération de concentration est une opération de dimension communautaire qui relève de la compétence exclusive de la Commission de la CEMAC sous le contrôle de la Cour de Justice Communautaire. Une opération de concentration est de dimension communautaire lorsque les entreprises parties à l’opération réalisent ensemble sur le Marché Commun un chiffre d’affaires supérieur à dix milliards de FCFA hors taxe, ou qu’elles détiennent ensemble plus de 30 % du marché. Ces deux conditions sont exclusives et non cumulatives et en ne regardant que le chiffre d’affaires, il va de soi que GUINNESS CAMEROUN et les BRASSERIES DU CAMEROUN soient au-delà du seuil fixé et leurs activités de vente vont au-delà des frontières du Cameroun pour atteindre les autres pays de la CEMAC.

Il est surprenant de constater que la Commission de la CEMAC ait approuvé cette opération de concentration dans la mesure où elle viole les dispositions du Règlement n°06/19‐UEAC‐639‐CM‐33 du 7 avril 2019 relatif à la concurrence. En effet, il va de soi que cette concentration produira, à coup sûr, des effets néfastes sur le libre jeu de la concurrence. Pourtant, les experts de la CEMAC saisis de cette opération avaient à leur disposition plusieurs leviers pour l’interdire. Déjà, il est visible que c’est une opération incompatible avec le marché commun et les intérêts des consommateurs n’ont pas été suffisamment pris en compte.

L’article 61 du Règlement précité dispose que « Sont incompatibles avec le marché commun, les opérations de concentration qui réduisent sensiblement la concurrence et qui ont pour effet notamment de :

  • restreindre sensiblement les possibilités de choix des fournisseurs et/ou des clients et consommateurs ;
  • limiter l’accès aux sources d’approvisionnement ou aux débouchés ».

A première vue, cette disposition est moins pertinente pour fonder l’action judiciaire de UCB dans la mesure où l’opération ne restreindra pas les possibilités de choix des fournisseurs, clients ou consommateurs, ceci parce qu’ils continueront de consommer les produits GUINNESS. Mais, la même disposition contient un  alinéa qui pourrait fonder le caractère illégal de l’opération et rendre ainsi l’action de UCB pertinente. Selon cet alinéa, « Les opérations de concentration qui ne créent pas ou ne renforcent pas une position dominante et qui n’affectent pas sensiblement la concurrence dans le marché de la CEMAC, ou dans une partie de celuici, sont compatibles avec les présentes règles ». Cette disposition signifie a contrario que les opérations de concentration qui créent ou renforcent une position dominante et qui affectent sensiblement la concurrence dans le marché de la CEMAC, ou dans une partie de celui‐ci, sont incompatibles avec le Règlement. La conséquence directe est qu’une telle opération doit être interdite dans la mesure où elle n’est pas en phase avec le règlement.  En effet une position dominante est établie notamment lorsqu’une entreprise ou un groupe d’entreprises est susceptible de s’abstraire de la concurrence d’autres acteurs sur le marché concerné.

Au regard de ce qui précède, la position dominante du Groupe SABC à l’époque de l’opération était un secret de polichinelle et la concentration est venue  la conforter et l’augmenter. Or, il est bien indiqué à l’article 65 dudit Règlement que lorsque le Conseil Communautaire de la Concurrence est saisi d’une opération de concentration, il examine si elle est de nature à porter atteinte sensiblement à la concurrence, notamment par la création ou le renforcement d’une position dominante.  Il tient compte spécialement de :

  • la structure de tous les marchés en cause ;
  • la position sur le marché des entreprises concernées et leur puissance économique et financière ;
  • l’intérêt des consommateurs intermédiaires et finals.

Ces éléments étaient suffisants  pour que le Conseil Communautaire de la Concurrence ait des arguments pour émettre un avis défavorable. Une économie de marché livrée à elle-même converge vers une forte concentration et un affaiblissement de la concurrence, comme l’enseigne la récurrence des mouvements de concentration à travers l’histoire, des cartels de la fin du XIXe siècle et du début du XXè, jusqu’au renouveau actuel du phénomène aux États-Unis. La concurrence ne peut se maintenir d’elle-même, elle s’autodétruit progressivement si elle n’est pas encadrée. Les entreprises les plus fortes croissent, se concentrent, s’organisent progressivement pour ériger des barrières à l’entrée, étouffant la concurrence dont elles sont issues. C’est pourquoi le recours de UCB est également économiquement soutenable.

 

  • Un recours économiquement soutenable

Des gens se demandent pourquoi l’État du Cameroun a laissé passer cette opération. Au nom du protectionnisme, certains ne comprennent pas comment l’Etat a pu accepter un tel monopole, en plus en faveur d’une entreprise étrangère (Le capital de la SABC est détenu majoritairement par le groupe CASTEL qui est une entreprise française), au détriment des entreprises nationales. Certains prédisent même déjà la « mort » des entreprises nationales du secteur. Comme il a été préalablement relevé, une telle opération porte atteinte à la concurrence et la CEMAC devait tirer toutes les conséquences conformément à son Règlement. Il convient de signaler que nous n’avons pas eu accès à la décision d’approbation de la CEMAC dans laquelle nous aurons pu exploiter les motivations de la Commission. Toutefois, une presse en ligne (INVESTIR AU CAMEROUN) qui paraît au Cameroun dans son édition du 19 avril 2023 s’est intéressée aux arguments qui ont motivé les autorités du Cameroun et de la CEMAC en faveur de cette fusion en convoquant l’article 17 de la Loi camerounaise sur la concurrence. En effet, selon cet article

« Une fusion ou une acquisition qui porte ou porterait atteinte de manière sensible à la concurrence peut être admise si les parties à la fusion ou à l’acquisition prouvent à la Commission Nationale de la Concurrence que :

  • la fusion a apporté ou apportera des gains d’efficience réels à l’économie nationale dépassant les effets préjudiciables à la concurrence sur le marché ;
  • lesdits gains ne sauraient être atteints sans la fusion ou l’acquisition».

Par cette loi qui date de 1998, le législateur camerounais admettait la concentration qui fausse le jeu de la concurrence, à  condition qu’elle soit rentable pour l’économie. Or, selon le Règlement CEMAC précité, toute forme de de concentration qui porte atteinte à concurrence doit être interdite. Ce règlement n’apporte aucune exception à la règle, pourtant la loi camerounaise sur la concurrence le fait. On assiste donc à une contradiction entre le droit national et le droit communautaire.

Toutefois, si ce texte est visé dans la Décision de la Commission de la CEMAC approuvant la concentration, cela paraîtra curieux, ceci en raison du caractère abrogatoire du droit communautaire. En effet, le Règlement est l’équivalent de la loi dans l’ordre juridique interne. Dans ce sens, l’article 41 du Traité CEMAC révisé précise que les Règlements sont applicables dans tous leurs éléments et directement applicables dans tous les Etats membres. Par cette disposition, la Loi camerounaise sur la concurrence, bien que autorisant les concentrations qui ont un effet économique positif, ne peut être appliquée.

De tout ce qui précède, le rachat de GUINNESS CAMEROUN par SABC est une opération suicidaire pour les entreprises brassicoles locales. Il n’est pas saugrenue de rappeler que lorsqu’on a le pouvoir on a toujours tendance à en abuser. Certains acteurs avertis me diront que la position dominante n’est pas interdite, mais c’est l’abus qui est sanctionné. Mais une chose est sûre, c’est SABC qui dictera désormais la loi du marché, pire elle pourra programmer la mort des autres entreprises brassicoles locales. Cette opération peut être qualifiée de rachat prédateur (killer acquisition) pour empêcher leur concurrent de taille modeste de contester leur position dominante. Le cas Quidsi-Amazon est emblématique de ce type de stratégie. Quidsi était un magasin en ligne spécialisé dans la production de produits pour bébés. La première offre de rachat par Amazon s’est soldée par un refus. Peu de temps après, Amazon a commencé à ajuster en temps réel ses prix à ceux de Quidsi avec une décote de 30 %. À bout de souffle, Quidsi s’est vu en 2010 contraint d’accepter la proposition de rachat d’Amazon pour 550 millions de dollars. En 2017, Jeff Bezos a fait totalement disparaître la marque. La baisse de prix n’aura été que temporaire, le temps de contraindre un concurrent potentiel à vendre, les prix ayant ensuite retrouvé leur niveau initial, soit un niveau supérieur à ceux qu’offrait Quidsi, comme le relate Thomas Philippon dans The Great Reversal.

On espère que les juges seront plus rigoureux dans l’appréciation des effets néfastes de cette opération sur le libre jeu de la concurrence.

Affaire à suivre…

TAMKAM SILATCHOM Guy Armel

Agrégé de droit privé

Consultant